Certains choix prennent leur temps.
Inscrit depuis 1 semaine en Médecine, une maîtrise de Physique en poche, le moment était venu. J'ai acheté quelques fruits, des fusains, 4 tubes de peinture, 2 pinceaux et du papier toilé. Si je savais encore dessiner une banane, je pouvais enfin devenir artiste.
Le plus court chemin entre 2 points, c'est la banane.
Peintre et styliste d'entreprise, mon frère s'était lancé dans le motif textile.
Peintre en quête de style, je m'exerçais donc à accorder formes et couleurs sur papier Canson 24x32 dans l'espoir d'être reproduit sur du linge de maison. Au milieu des 22 hectares du salon Heimtextil de Frankfort, notre stand traduisait la cohérence de notre démarche inadaptée.
Ne fait pas tapisserie qui veut.
J'ai volé des balles de golf à Exeter.
Pour impressionner des voisins bien élevés, je voulais dévaliser une boulangerie. Ils faisaient le guet pendant que je remplissais mes poches de bonbons. La femme qui a ouvert la porte sans tain attendait le moment de nous surprendre.
Un mauvais voleur apprend vite à être honnête.
Mon frère aîné avait imposé ce nom ridicule en voyant mon grand-père au volant de ses camions.
L'entrepôt se situait dans la cour de leur maison. Rien n’a bougé. Il subsiste les vieilles pompes à essence, le hangar, reconverti plusieurs fois depuis, les garages, les graviers.
Et dans un coin, les toilettes à la turc, pour les chauffeurs.
Un jour, mon père m'a légué une montre à gousset.
Il la tenait de son grand-père notaire dont elle portait les initiales. Mes frères ainés n'ayant pas fait carrière, il me transmettait son dernier espoir du maintien social de notre lignée. Je la gardais longtemps à portée de main, sur mon bureau, avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement.
Il est des pertes qui soulagent.
En 1ère année de Fac, j'emménageai au 24ème étage des Horizons.
Installée chez sa mère malade, ma tante entretenait son appartement avec soin. Une vue panoramique dans un décor exigeant. Canapé bleu clair, moquette et tenture murale blanches résistèrent aux soirées intensives jusqu'à ce qu'une bouteille de vin rouge se répande sur le mur et le sol.
Une tache que je continue de frotter.
Les soirs de réception, on montait la télé dans la chambre parentale.
Je pouvais alors m'installer dans le lit et regarder L'île aux 30 cercueils. Les 4 femmes en croix qui flottaient au-dessus de l'île de Sarek, la cellule à flanc de falaise et la lande brumeuse envahissaient la chambre.
Les draps ne suffisaient pas à me protéger.
Nous nous donnions rancard place de la Mairie.
Trop jeunes pour entrer dans un bar, nous passions nos après-midis à La Brioche Dorée ou au Free Time. Autour d'un café pour 4, nous passions notre ennui en discutant de l'amour, de la mort et de l'avenir qui ne venait pas assez vite.
L'âge où le présent est un problème.
Mon frère, de 6 ans mon aîné, aimait me retrouver en enfance.
Nous inventions des batailles de soldats Airfix, reconstruisions ma base spatiale en Lego ou préparions les Action Joe pour une périlleuse mission. Une nappe transformée parachute leur permettait de sauter du grenier pour atterrir dans une jungle hostile.
Leur vol suspendait le temps.
Mon grand-père aimait faire rougir ma grand-mère.
Il racontait parfois comment ma tante avait été conçue dans le péché. Jean-Baptiste et Marie, encore mineure, s’étaient unis rue des Saints Innocents. Quelques mois plus tard, ils se mariaient pour la vie.
En apprenant la faute, son père l’avait giflé en pleine noce.
J'ai longtemps dessiné, obstinément.
Les cours de catéchisme se déroulaient dans la chapelle qui jouxtait le collège public Anne de Bretagne. Chacun devait représenter une scène biblique. Ma mère est tombée en admiration devant les dessins de 2 enfants, pas le mien.
Mes tableaux trônent maintenant dans son salon, et je ne dessine plus.
Un été chez des cousins corses.
Équipé d'un réchaud et d'une vieille canadienne, j'entrepris une traversée de l'île en stop. Après quelques randonnées douloureuses, j'arrivai à Piedicroce, au coeur de la Castagniccia. Hormis le café-épicerie, le village semblait désert. On m'envoya alors le benêt qui me guida joyeusement derrière l'église afin d'y poser ma tente.
Il m'offrait une place au paradis.
Mon frère avait récupéré un stock de T-shirts lorsque sa boite a coulé.
Tout l'été, j'ai essayé d'écouler la marchandise sur les marchés de la Côte d'Émeraude. Après avoir couru derrière le placier et obtenu mes 2 mètres linéaires, je déballai les manches courtes qualité double fil entre un vendeur d'épluche-légumes et un étalage de bibelots africains.
Une vocation vite avortée.
Le bâteau de mon père était une Corvette, soeur aînée du Muscadet.
Un voilier en bois que mes aînés ont poncé chaque printemps. Duquel j'ai découvert les Ébihens, Fort La Latte et Chausey. Dont j'étais parfois la figure de proue. Qui gîtait toujours trop pour ma mère.
Qui a fini par échouer dans le jardin de la Pelonnière.
Mes dernières expositions m'avaient apporté une certaine reconnaissance.
Porté par le succès, je partis à l'assaut de la capitale. Un book sous le bras, je passais et repassais devant les galeries du Marais que j'avais repérées. Lorsqu'enfin, j'osai présenter mon travail, on me conseilla aimablement de faire autre chose.
Tombé au plus bas, il ne me restait plus qu'à creuser.
Une pièce dans une fontaine peut exaucer vos voeux.
Elles scintillaient dans le fond des bassins du parc du Thabor comme des promesses sucrées. Nous avions pensé plonger à l’insu des gardiens. Plus discret, un aimant suspendu au bout d’une cane nous a rapporté quelques précieux francs.
Les meilleurs bonbons sont acidulés.
Notre album de famille commençait par un arbre généalogique.
Pas celui de notre nom, mais celui de mon arrière-grand-mère, issue d'une noblesse finissante. Elle s'était mariée à un fils de peintre en bâtiments, devenu notaire. Ernest a perdu l'argent de ses clients aux courses et englouti la fortune de sa femme.
L'argent est une culpabilité atavique.
Le mur de la cuisine était recouvert d'un carrelage blanc et bleu.
Ma mère avait reproduit des dessins de mes frères et soeur sur des carreaux de faïence. Bonhommes en jambes, princesses en robe et cow-boys en chapeau formaient une bande dessinée extraordinaire.
Chaque carreau racontait l'histoire d'un rêve d'enfant.
La maquette représente un château fort. Avec des créneaux, des meurtrières et des mâchicoulis.
Mon père avait passé son dimanche à préparer l'exposé que je devais présenter le lendemain. Nous nous étions installés dans son bureau, entourés de ses précieuses reliures.
Nous n'avons jamais été aussi proches l'un de l'autre que ce jour-là.
J'ai fait mes premiers pas dans un appartement du centre-ville.
Mais mon premier souvenir remonte au Gaudrier, une grande demeure dans laquelle nous avions aménagé, à l'orée du bois. Ma chambre bâillait sur le couloir et mon sommier, en métal tressé, grinçait sensiblement.
Je perçois encore la pente du parquet qui glissait jusqu'à l'escalier.
Le dimanche matin, ma soeur et ma mère repoussaient la table pour pratiquer un rituel postmoderne.
Faces à la télé, vêtues de collants lycra fluo et de jambières en laine, elles suivaient les pétulantes Véronique et Davina dans leurs gesticulations rythmiques.
Incrédule, j'attendais le générique, et la fameuse séquence de la douche.
Les portes de la cave n'étaient pas encore repeintes.
Des inscriptions en lettres gothiques indiquaient Zimmer eins, zwei... Des allemands avaient réquisitionné la maison pendant la guerre. Derrière l'une des portes, une salle voûtée en terre battue nous servait de débarras et de cellier.
Un terrain de jeu inquiétant.
Nous traînions un leurre entre les îlots des Ebihens en quête d'un bar.
Mon père a coupé le moteur lorsque nous nous sommes accrochés. Nous avons tiré la ligne jusqu'au moment où un énorme poisson a surgi des eaux. Je le vois suspendu dans les airs, un oeil fixé sur moi.
Il a disparu en cassant la ligne qui nous reliait.
On n'entre pas dans une mosquée turque seulement pour prier.
Paire de Nike déposée à l'entrée, je foulai les tapis de la Mosquée Bleue tout autant pour admirer l'architecture, que pour trouver un peu de fraicheur, apprécier le silence, et faire la sieste contre un pilier, hypnotisé par les motifs des céramiques murales.
Paire de Nike volatilisée, j'ai couru sur l'asphalte brûlant jusqu'à l'hotel.
J'ai grandi avec Neige.
C'était une chienne pyrénéenne, comme Belle, l'amie de Sébastien. Parfois, je la traînais de force au toilettage afin de débarrasser sa toison de son odeur animale. En sortant, elle dégageait un parfum poudreux qu'elle s'empressait de nettoyer dans la terre.
Je me décoiffe toujours en sortant de chez le coiffeur.
Le Commandant Cousteau plongeait pour découvrir un ailleurs.
Nous plongions dans le silence pour taire nos sentiments. Les signes d'amour se résumaient à un geste ou un regard discret. Les conflits étaient vite étouffés et les rancoeurs se transmettaient comme on passe un plat.
La parole dort jusqu'au réveil.
Le père de ma mère était joueur de cartes.
Les volets étaient déroulés, plongeant la pièce dans une ambiance nocturne. Un lampadaire éclairait la table à carte. Louis Bobet, père de Louison, était venu de Saint-Méen pour se faire plumer. Sans doute sa manière de lui dire adieu.
Jean-Baptiste vivait son dernier été.
Je ne sais quel lien me reliait à cette cousine éloignée.
Nous observions la même timidité lors des rencontres de famille. Un soir, mon père a partagé son diagnostic et laissé en suspens son pronostic. L'image que je garde d'elle est un visage lisse derrière un film plastique, au milieu d'une salle étincelante.
Un sourire effacé.
Chaque classe, chaque école a son souffre-douleur.
Le nôtre s’appelait Nicolas. Il était roux comme il se doit. Nous jouions à la mêlée en l’écrasant dans un coin. Dix contre un. Les maîtres ne s’en souciaient pas. Il devait naturellement le mériter.
Un jour, il nous retrouvera pour assouvir sa vengeance.
La cuisine était le royaume de ma mère.
En rentrant du travail, elle allumait une Royal Ultra Légère qu'elle remplaçait sitôt consumée. Elle préparait le repas la cigarette au bec jusqu'à l'arrivée de mon père. Lorsque l'alerte était donnée, elle éteignait son mégot dans l'évier et dissipait la fumée.
Elle a cessé de fumer en le quittant.
J'aime pas la piscine.
D'abord les vestiaires, puis le bain de pieds glaçant et enfin les longueurs. Notre professeur avait gagné des médailles, puis, du volume. Assise au bord du bassin, elle débordait de sa chaise et de son peignoir, nous invitant à nager vers son obscur entrejambe.
Hypnotisés par ses profondeurs, nous virions de bord avec soulagement.
J'aimais l'école, surtout la nuit.
Nous étions en pleine bataille de crapauds au formol lorsque nous avons croisé son regard. Disons ses orbites. L'idée s'est imposé de ramener le squelette comme butin. Mais pris de panique, nous l'avons abandonné au milieu de la chaussée.
Une voiture passant par là a emporté Oscar dans la nuit.
Nous avions 30 ans à nous deux, Pierre en faisait 12.
Ce jour du mois d'août, nous voulions entrer au Pénélope, à Dinard. Il conduisait, collé au volant de la R5 orange de ma mère, pour voir la route. Le videur nous a jeté, et on est rentrés vers Rennes.
Nous sommes tombés en panne d'essence à Saint-Domineuc.
La Descente du Thabor était le bar le plus calme de la rue Saint-Melaine.
On y passait la soirée à jouer au 4 21 avant de se retrouver au cloître de l'église Notre-Dame. Fred roulait une tulipe qu'on finissait en soufflette. Et le défi était lancé : une course à travers la galerie plongée dans le noir jusqu'à ce que l'un de nous se rétame et provoque le fou rire général.
On s'épuisait à ne pas penser.
Le héros de Jacques Lanzmann ne retrouve jamais son père.
Il marche en compagnie de son grand-père aux bords des routes, sur les chemins, jusqu'aux cimes de l'Himalaya. Il se perd, découvre la sexualité et se construit une raison de vivre.
Certains livres, même médiocres, peuvent guider la marche.
La décoration n’avait pas changé depuis l’après-guerre.
Ma grand-mère m’invitait dans la cuisine. Elle préparait du café et déposait sur la toile cirée une boîte de biscuits en métal. Elle prenait des nouvelles et commençait à raconter des histoires sur la fratrie de son mari, le clan Murie.
L’horloge rythmait son récit.
Tonton Marcel dormait dans la cour, sur le toit de sa LN.
Il arrivait des Seychelles plein de soleil et d’histoires de poissons multicolores. Dans les années 60, il promenait un couple de guépards dans les rues de Rennes. Il avait été vétérinaire, aventurier, pilote. Il racontait avoir perdu un avion.
À 70 ans, il était le soleil.
Et si on faisait une soirée déguisée ?
Toujours partant, je me suis déguisé en plongeur, travelo, prêtre, sultan, comtesse, chevalier, Frère Jacques, mariée, Capitaine Caverne, centurion, Gomez Addams... Mais j'ai atteint un sommet avec la libellule : antennes en serre-tête, justaucorps coloré, ailes en fils de fer, collants assortis et patins à roulettes.
Un OVNI sur la piste de danse.
Mon grand-père fêtait ses 70 ans.
La photo le montre au bras de ma grand-mère. Le vent qui soufflait sur la Manche les enlaçait. En contrebas, la mer répliquait de sa couleur émeraude. Ma mère a offert à chacun de nous une reproduction, comme un exemple à suivre.
L’icône d’une vie heureuse ou le cliché d’un ennui longuement partagé.
Le ménage au cabinet de mon père.
Chiffon et aspirateur passés, je rangeais les patients du jour dans des enveloppes Kraft classées par numéro dans des étagères métal et préparais ceux du lendemain. Les fiches Bristol reliant le nom et le numéro étaient archivées dans une armoire rotative grande comme une Lada.
Aucun click ne remplacera le plaisir d'actionner cette machine infernale.
Je vivais perché, caché, à l’écoute d’une improbable surprise.
Le grenier du garage tenait à quelques planches. Une lucarne laissait filtrer une lumière chargée de poussière. Quelques coussins en velours vert composaient le salon où je fumais dans le silence.
Les dimanches d’automne s’étiraient jusqu’au soir.
Ma 1ère cigarette fut une gitane.
Avec mon copain de l'école primaire, nous avions acheté la seule marque que nous connaissions. Un peu fortes pour nos gorges juvéniles, elles avaient le goût amer de la transgression. Le paquet était caché derrière une pierre de la maison en ruine, au fond du jardin.
Je désespère de ne jamais arrêter.
L’école Saint-Melaine sentait encore la troisième république.
Les tableaux noirs, les bureaux à encrier, les toilettes extérieures, le préau. L’appartement de fonction. La maîtresse qui tire les cheveux, assène des coups sur la tête, donne une fessée à l’écolière distraite.
Finalement, une école pas très républicaine.
Je portai un maillot rayé en diagonales blanches et mauves.
Lorsque l’homme perché en haut du cocotier donnait le signal, il fallait tirer au plus vite le filet. Le U tracé sur la mer se resserrait en cadence pour qu’une myriade de poissons danse sur le sable blanc.
Chaque participant repartait avec une godaille colorée.
Les dimanches d'automne humides.
Après le bain, nous nous retrouvions autour du feu, dans le salon. Mon père écartait les bûches et attisait les braises avant de poser la poêle à trous. Les châtaignes brûlaient les doigts, la coque se glissait sous les ongles et certaines étaient véreuses.
Mais bien décortiquées, elles avaient la blondeur de l'or.
Ma mère m'avait confectionné une panoplie en papier crépon.
Quelques coups de ciseaux et pointes de colle m'avaient métamorphosé en redoutable légionnaire romain. En y associant son prénom, j'ai décroché un sourire d'admiration. Son fils pouvait jouer avec les mots.
Mon 1er et dernier calembour, mais je me déguise toujours avec plaisir.
Le tennis-club de Saint-Briac dominait le Balcon d'Émeraude.
Tenue blanche exigée, jupette recommandée pour les jeunes filles, terre battue abritée des vents, professeur particulier suédois, tarifs aristocratiques protégeaient ses membres des marées estivales.
Un vulgaire lotissement a balayé ce monde clos et distingué.
Le canapé devenait lit le soir.
Incrustés dans une étagère néo-bretonne, le matelas et le sommier se creusaient depuis deux générations. Une fois décroché du mur, je tirais le couvre-lit pour découvrir les draps à fleurs vertes et me glisser dans ce solide cocon à ressorts.
Sel, sable et coups de soleil rendaient l'opération délicate.
L'équipement : une truelle, des billes et des cyclistes en plomb.
La préparation du circuit était minutieuse. Lignes droites, chicanes et tunnels devaient s'enchaîner sur le sable lissé. L'inclinaison des virages était soumise à de nombreux tests. La ligne de départ tracée, le tour de France pouvait commencer.
Le plaisir est dans les préliminaires.
Nous aimions l’art, croyait-on, en toute innocence.
Elle était ma copine, lui, mon copain. La filière artistique devait nous emmener vers des ambitions pas encore affirmées. Elle seule a été appelée, et nous autres avons intégré un cursus classique.
Avec des peut-être, on ne réécrit pas le présent.
Elle avait 13 ans, j'en avais 12.
Elle se coiffait en pétard, comme Billy Idol. Sa chambre était couverte de posters. Sa mère venait de Pont-Aven, son père de Madagascar. Il était saxophoniste et faisait mariner du piment dans des bouteilles d'huile. Je remontais ma mèche en l'attendant sur les marches de la place de la Mairie.
Elle avait 18 ans, j'en avais 17.
La maison débordait de livres anciens.
Mon père les triait par piles sur la table de Ping-pong. Toujours en quête d'émotions, mon compère et moi-même voulions en tirer quelque profit. Un bouquiniste taiseux reconnu un ouvrage et menaça d'appeler le Docteur Murie.
Il nous a laissé partir, assuré que la leçon était apprise.
Mes parents recevaient à dîner des notables locaux.
Ma mère préparait le repas, mon frère montait les rallonges, ma soeur dressait la table, mon père s'occupait du feu, j'essayais d'aider. Mon père ajustait son noeud papillon pendant que ma mère se séchait les cheveux.
Je saluais poliment les invités avant de disparaître.
Des points blancs quadrillaient la cour de l’école Saint-Melaine.
Le cours de gymnastique était consacré aux répétitions de cette fête. Le jour de l’Ascension, les écoliers publics de Rennes défilaient tous de blancs vêtus. Le stade vélodrome devenait alors le théâtre d’une chorégraphie de masse juvénile.
Une fête militaire et laïque.
En short et en tongs, je débarquai en Chine au début de l'hiver.
En voyant arriver le train qui devait me mener à Kunming en 36 heures, je découvris la grande transhumance du nouvel an. Je ne pensais jamais pouvoir monter à bord, tenir debout tout le jour, dormir accroupi sur un journal la nuit et uriner sur un tas d'excréments.
Mais je découvris que la limite du supportable est toute relative.
Le dimanche, j'écrivais des piges pour le cahier sportif de Ouest-France.
Je couvrais des matchs de foot, de hand ou de basket, des semi-marathons, des tournois de badminton, ou encore des compétitions de tir à l'arc. Papier rendu à 20h, les correspondants relâchaient la pression autour d'un verre, dans la salle de rédaction du Pré Botté.
On m'y a appris à donner vie à presque rien dans une langue simple et précise.
Mes frères m'avaient légué leur trésor de billes.
En quelques années de récréations, ils avaient amassé des kilos d'agates, araignées et autres boulets. Chaque matin, je puisais dans le tiroir, sous mon lit, pour remplir ma bourse. Et chaque soir, je constatais l'érosion de cet héritage.
On ne mérite pas ce qui est acquis.
Mon frère aîné était joueur de foot.
Mon grand-père pensait que j’allais suivre sa voie en m'emmenant chaque mercredi à l'entraînement. Il a abandonné en me voyant incapable d'aligner 2 jonglages. Je n'étais pas plus doué pour le volley, mais au bout de 10 ans, j'ai fini par être bon.
J'ai raté de peu une carrière de footballeur professionnel.
Mes parents ont ramené un iguane en bagage à main.
Ils soutenaient l'avoir sauvé d'une cuisson certaine sur une plage des Antilles. Installé dans un vivarium, il, elle pondait des oeufs vides et attaquait tout ce qui bougeait. Elle a survécu quelques mois.
Mon père l'a congelé pendant 15 ans avant de ne pas l'empailler.
Nous naviguions au sud des Cyclades, cap sur Santorin.
Mon père ne voulait pas céder face aux rafales du Meltem. Mon frère et moi vomissions dans des sacs transparents en regardant ma tante prier en silence, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel.
Le gouvernail s’est brisé avec l’orgueil de mon père.
L'annonce était alléchante.
Au rendez-vous dans un café face à la gare, on nous remit des boîtes de crayons de couleur. Il s'agissait de les vendre dans des tours HLM pour le compte d'une association caritative. On prenait l'ascenseur jusqu'au dernier étage et descendait en porte-à-porte. Chaque seuil franchi confirmait l'indécence de la démarche.
La misère comme commerce.
Ajaccio : recherche job à tout prix.
Un patron de supermarché louche avait décelé en moi des qualités comptables. Tandis que mes 3 collègues tapaient tranquillement leurs additions sur des calculatrices solaires, je m'appliquais à battre un record de vitesse. La tâche accomplie, je compris qu'il n'y avait rien d'autre à espérer que le paiement de nos heures travaillées.
Le zèle est toujours mal récompensé.
Les jouets se trouvaient dans un banc néo-breton.
Parmi les raquettes de plage, les boules en plastique et les cyclistes en plomb se cachait un sac en toile de Nîmes. Il recelait un ensemble hétéroclite de volumes en bois qui a fondé plus d'un empire et ruiné plus d'un destin.
Je continue de jouer avec des éléments basiques.
Le bâtiment domine la plage de l’écluse, à Dinard.
Les Le Bourdais et les Murie y possédaient un appartement. Dans ces anciennes suites, réaménagées après-guerre, s’entassaient les glorieuses familles. Mes parents ont peut-être fait connaissance dans l’un des ascenseurs transparents.
Elle avait douze ans, il en avait huit.
La table de conversion note-franc était rangée dans le secrétaire.
Les bonnes notes étaient récompensées par une somme d'argent. Un 18, 30 Francs. Négociable selon l'importance du contrôle et de la matière. Mon frère s'est payé plusieurs paquets de clopes en ajoutant un 1 sur certaines copies.
Les carottes se mangent crues.
C'est un pâté d'immeubles du quartier de Kowloon, à Hong-Kong.
Un agglomérat d'hôtels miteux, de boutiques hétéroclites, de restos indiens et d'agences en tout genre. Une ville dans la ville pour les minorités, les voyageurs et les cafards. J'y partageais un dortoir sans fenêtre avec d'autres occidentaux venus gagner de quoi prolonger leur aventure.
Au pied du capitalisme chinois.
Here come's the sun...
On entonnait cette chanson tous les matins, dès qu'il émergeait sur la terrasse de notre bungalow. Un peu pour se moquer de son air chiffonné, mais surtout pour lui souhaiter la bienvenue dans le petit coin de paradis que l'on s'était dégotté dans le golfe de Thaïlande. Une taffe de locale et la journée suivait son rythme.
A nice day... It's all right...
Le concours de tir à l'arc s'achevait par une séance de Kyudo.
Jamais vu personne prendre autant de temps pour tirer une flèche. Mais il fallait écrire un article, alors j'ai écouté leurs explications. Et la compétition m'est apparue insignifiante comparée à cette recherche du geste parfait dans l'équilibre du corps et de l'esprit.
Comment atteindre sa cible dans les règles de l'art.
Nous étions quatre. J’ai rigolé lorsque les fesses de la danseuse ont rebondi sur le rythme pop.
J’étais tétanisé. Au générique, je me suis retourné sur elle comme un revers de tennis. Nos langues ont tourné rapidement avant que la lumière nous sépare.
J’avais battu mon frère de plus d’un an dans cette molle expérience.
Les timbres étaient classés par pays, type et année.
Mon père collectionnait les livres, les tableaux, les meubles, les massues polynésiennes... Il confia ses timbres à ma soeur, au grand soulagement de mes frères. Je pris le relais le temps de pouvoir situer le pays magyar.
Le temps de ranger mon esprit à des fins plus utiles.
Nikio attendait l'événement depuis 1 an.
Le festival du 8 février réunit des centaines de familles Naxi et Hi autour de la source sacrée de Bai Shui Tai. Dans ce décor de calcaire en terrasses, les rites chamaniques, sacrifices de poulets, danses en costumes, courses de chevaux nous transportaient aux origines de la culture Dongba.
Charme rompu par le débarquement d'une équipe de télévision taïwanaise.
Faire le mur demande de l'expérience.
Notre frère aîné avait testé différents scénarios. La technique la plus éprouvée consistait à jeter ses habits par le vide linge, descendre en pyjama en évitant les grincements de l'escalier, se rhabiller dans la buanderie et fermer le portail en douceur.
Il a enduré quelques colères avant que nous puissions suivre la voie.
Un séjour linguistique m'éloignait chaque été du foyer.
Des familles aux motivations variées prenaient plaisir à nous infliger leurs coutumes barbares. Un sandwich banane marinant dans un tupperware, tel un abcès prêt à éclater, a failli me coûter la vie.
J'ai appris depuis, à choisir mes voyages d'après le menu.
Cette question, Papy Route nous la posait à chacune de nos visites.
Son humour à répétition nous mettait mal à l’aise. Tout le monde semblait l’ignorer laissant l’atmosphère se charger de non-dits. En bout de table, il dominait les repas de famille par son décalage, son absence.
Il souffrait d’une maladie de la mémoire.
Le thé au beurre de yak coulait tout chaud de la baratte.
Nikio, l'ethnologue japonais que j'accompagnais, me traduisait le sobre dialogue en langue Naxi pendant que nous mangions un poulet bouilli. La tête était réservé au chaman qui la rogna avec soin. Et c'est à travers ce crâne qu'il pût nous délivrer des messages de l'au-delà.
Morceaux de crête entre les dents.
J'attendais depuis 2 mois mon billet retour après 6 mois de balade.
La guest-house où j'avais échoué dans les faubourgs de Bangkok regroupait des voyageurs en perdition et quelques filles thaïs. L'une d'elle m'a réveillé un matin pour m'avertir d'une descente. Un saisonnier français et un suisse apatride, chargés d'héro, sont partis menottés.
Un brin d'herbe et je les suivais.
...en chantant, nous ouvre la barrière...
Ma mère chantait systématiquement ce refrain en traversant La Victoire, sur la route de Fougères. Nous rentrions la fleur au fusil pour disputer je ne sais quelle bataille perdue d’avance. Il n'était pas question de mourir pour la France ; elle nous ramenait simplement à la maison.
...la liberté guide nos pas...
Je venais de laisser ma mère en soins intensifs à Auray.
Au retour de vacances sur la rivière Crac'h, elle s'était endormie au volant. Je tournais en rond dans la maison paternelle, lorsque le fax imprima un message anodin en provenance de Tahiti où mon père effectuait un remplacement.
Je pris la machine pour la lancer à terre et l'achever à coups de pied.
La classe de 4ème G sentait les sécrétions hormonales.
Il circulait un carnet dans lequel chacun rivalisait d’inventivité pour exprimer ses obsessions sexuelles. Collages, dessins et textes salaces donnaient du corps aux mutations qui nous traversaient.
Nous avions inventé le scrapbooking vénérien.
Notre voisin de vacances, M. Boisse vivait seul dans une maison sans âge.
Il était souvent invité aux repas de famille, l'été. Pour leur anniversaire, mon frère et ma soeur recevaient une pièce de 50 francs destinée à être portée en pendentif. Il nous a légué une charrette qui servait surtout à distraire les enfants.
J'y transporte encore les miens.
L'idée consistait à vendre des feux d'artifice sur la digue de Dinard.
Julien et moi avions investi 50 Francs chacun au magasin de farces et attrapes. Et le 14 juillet au soir, nous déambulions, avec nos pétards et nos fusées disposés sur une étale bricolée d'un carton et d'une ficelle, sous le regard incrédule des passants.
Les meilleures idées ne rencontrent pas toujours leur public.
Mon frère voulait inonder la Côte d'Émeraude de sucre coloré.
Il avait acheté une machine à Barbe à papa à des gitans de la banlieue parisienne. Après un apprentissage aussi collant qu'écoeurant, il a bu ses maigres profits à La Chaumière et n'a jamais remboursé ma mère. Il s'est ensuite lancé dans les brochettes.
Le non-sens des affaires familiales.
Ma soeur m’a déposé à l’entrée du collège avec un sourire complice.
En descendant de sa Renault 5 orange, je sentis le trac monter. Mon déguisement allait rencontrer son public. Je marchais fier sur mes talons pour définitivement assumer ma partie féminine.
Le prof de Sciences Nat. passa au rouge avant de me virer.
Oncle Georges était le seul frère de mon grand-père que j’aie connu.
Après une vie de médecin de campagne, il habitait avec sa femme Gisèle au rez-de-chaussée d’un HLM. Ils jouaient au Scrabble les volets clos. Lui respirait comme Dark Vador, elle ne respirait plus.
Leurs enfants sont partis les chercher aussi loin que possible.
Une braderie est l’occasion de bien des affaires.
Il était jeune et barbu. Chargé de cartons, il m’a proposé dix francs pour l’aider à transporter un carton dans une remise. Qui est devenu un grenier. Puis un escalier. Pour finir en attouchement.
J’ai jeté la pièce dans un buisson, derrière une grille.
L’été de mes 12 ans, j’ai séjourné dans une sombre banlieue de Bremen.
Mon correspondant coulait des soldats de plomb pendant que je pleurais dans ma chambre. On mangeait des saucisses le matin et j’ai échangé 2 mots en 3 semaines avec cette famille étrangère.
Je réfléchis à deux fois avant de passer le Rhin.
J'étais le petit dernier.
Lorsque ma tante venait à Dinard, elle m'emmenait au magasin de jouets pour compléter ma base spatiale en Lego. Lorsque je tombais malade, mon père me pressait un jus d'orange le matin et me ramenait une bande dessinée le midi. Lorsque je voulais quelque chose, je l'obtenais.
Je n'aime pas être contrarié.
Mamy était pieuse et délicate.
Elle adorait entendre Tino Rossi chanter ''Le temps des cerises''. Loin du symbole communard, Marie y retrouvait l’odeur de sa jeunesse, peut-être la voix de son père au repas dominical. À ses obsèques, le prêtre a refusé de diffuser cet hymne à l'amour impie.
Le sol des églises est souvent glacial.
C'est la 1ère fois que je le voyais porter une montre.
Toujours en retard ou simplement ailleurs, Gildas m'a fait faux bond à Amsterdam, en Chine et en Egypte. Pourtant, on aimait se perdre ensemble sur les îles Perhentian, dans les ruines de Phaselis ou sur la plage de Kérou. Il n'est jamais venu manger ce soir-là.
Ils avaient maquillé le trou à sa tempe.
Le hall séparait la maison en deux.
Le soir, mon père regagnait ses appartements - le salon et le bureau - avant de monter se coucher à l'étage. Ma mère s’installait à la table à manger pour enchaîner les réussites en écoutant la télévision. Parfois, je jouais avec elle une partie de Rami.
Mes frères et ma soeur avaient déjà quitté la maison.
Je sillonnais le Vietnam avec Tomas, un charpentier suédois.
Parfois, nous dépliions une carte, étudiions le relief et choisissions une destination en vérifiant qu'elle ne figurait pas dans le Lonely Planet – la bible du backpacker. Nous débarquions alors du bus, emplis de craintes et d'espoirs, tels des explorateurs posant le pied en terre inconnue.
Disposés à rencontrer l'imprévisible.
Ma grand-mère était comptable.
Mon père ne prenait aucune décision sans la consulter. Le père d’Yvonne était garde-barrière à Maison-Blanche. Enfant handicapée, elle croisa le chemin d’un chirurgien humaniste qui lui rendit l’usage de ses jambes. Son acuité sévère la garda alerte au-delà de 100 ans.
Ses deux fils sont devenus médecins.
Mon frère écoutait de la musique.
J'admirais ses pochettes : des visages interchangeables, des gens traversant un passage piétons, une tête de chou, un homme maquillé d'un éclair, un noir sous la pluie, un triangle de lumière, des coupes afro dans des costumes improbables...
À côté, les disques de mon père me semblaient bien insipides.
Cela se passait dans une cave ou un garage.
Des chaises alignées contre les murs, des gâteaux et des sodas disposés sur une nappe en papier. Quelques spots pour ne pas éclairer la piste et une sono pour diffuser les tubes. Les filles face aux garçons.
Et bientôt le moment de passer le dernier 45 tours de David Bowie.
À 19h30, je descendais en patins à roulettes sur la digue.
Je faisais un tour, quelques pirouettes et commandais un hot-dog tomate-tartare-béarnaise. Je le savourais sur un banc, face à la mer, avant de retrouver mes grands-parents dormant en concert, dans leur lit ou devant la télé.
Elle la soprano, lui le ténor.
Mon grand-père était souvent malade.
Il croyait aux vertus de la médecine traditionnelle. Allongé sur son lit, il se faisait appliquer des ventouses dans le dos. Ma grand-mère les chauffait une à une pour provoquer la succion et attirer le mauvais sang. Fasciné, sur le seuil, je les imaginais éclater et lui lacérer la peau.
Mais c'est un scanner qui l'a emporté.
Chaque mercredi, ma grand-mère venait à la maison.
Elle traversait le parc du Thabor avec une tarte enveloppée dans un torchon. Je gardais ma part pour le goûter que je prenais devant les dessins animés. Installée à la cave, ma grand-mère repassait le linge, chaussettes et caleçons compris.
On peut voyager en fer à repasser.
Chaque année, ma mère rendait visite à Momo.
Elle avait été ergothérapeute à l'hôpital. Momo est tétraplégique et vivait alors dans un poumon d’acier. Je trouvais drôle qu'elle me pose sur son sarcophage et surtout étrange qu'il paraisse heureux de vivre.
Son voyage à lui était réellement imaginaire.
Mes grands-parents louaient une cabine sur la digue.
À côté du club des cormorans. Les enfants inscrits jouaient ensemble sur le sable, se suspendaient à la tyrolienne, sautaient au trampoline. À heures fixes, ils s'accrochaient à une corde pour descendre à la baignade en chantant.
Je pêchais le gobie à la bernique.
Certains matins, je fumais une tisane aux fruits rouges.
J'empruntais une Royal Ultra Légère à ma mère et remplaçais le tabac par ce mélange suave et parfumé. Quelques bouffées suffisaient à provoquer des vomissements démonstratifs mais sans conséquence.
Je disposais juste d'une journée à moi, loin des bruits de l'école.
Retaper des apparts pour voyager.
Et pour le plaisir de poncer un enduit jusqu'à la perfection, d'étendre un blanc immaculé sur un plafond, d'appliquer une glycero onctueuse sur des boiseries moulées. Ou poser une épaisse tapisserie à motif floral dans une cuisine ensoleillée. Et se rendre compte, le travail achevé, que les fleurs ont la tête en bas.
Faire de l'art sans le savoir.
Je ne voulais pas aller en maternelle.
Ma mère a donc décidé de me faire passer en CP avec 1 an d'avance. L'examen de passage consistait à répondre à des questions et reconnaître des formes géométriques. Promu éternel benjamin, ma timidité s'est confirmée au fil des ans.
Je continue d'apprendre à vivre avec et à lutter contre.
Deux figurines en plomb se faisaient face sur le cuir du bureau.
Je ne sais pas si mon père les conservait depuis l'enfance et comment elles ont fini par intégrer nos jeux de guerre. Et je ne sais pas non plus qui a eu l'idée de donner ces noms à deux chatons bagarreurs.
Le mal sans nom contre le bien en haut-de-forme.
J'entassais mes peintures contre le mur du salon depuis trop longtemps.
Mon frère aîné m'a alors convaincu de participer avec lui à une exposition en plein air, au pied de la tour Solidor à Saint-Servan. Au milieu des marines et des natures mortes, nos toiles commencèrent à prendre le vent sur leur chevalet de fortune.
On attend tous un signe avant de prendre le large.
Mon grand-père vendait des Citroën.
Sa GS était une voiture à la pointe avec son tableau de bord futuriste et ses suspensions hydrauliques. Les sièges en skaï brûlaient la peau l'été. Mon autre grand-père roulait en Peugeot 104, une auto minimaliste. Le plastique qu'il avait laissé pour protéger les sièges collait à la peau.
Je roule sur du tissu synthétique.
Mon frère aîné était toujours entouré d'une bande de copains.
Ils écoutaient les Rolling Stones, fumaient des Marlboro et jouaient au Tarot. Sa copine l'emmenait sur sa moto pour écouter du Funk, fumer des joints et jouer à être libre. L'exemple que je voulais suivre.
Marvin Gaye est mort le 1er avril 1984, descendu par son père.
Il avait invité deux amis à son septième anniversaire.
Il nous a accueilli dans un deux-pièces sous toit, mal éclairé et sommairement meublé. Le goûter se résumait à un sac de biscuits en forme d'animaux. Le malaise transpirait sous notre insouciance.
Je découvrais que la pauvreté pouvait côtoyer notre confort.
On m'a appris à éviter les conflits.
Sauf qu'il voulait piquer notre terrain de foot. Alors je l'ai mis à terre d'une prise de judo cordiale. Mais il s'est relevé et a monté sa garde avant de m'envoyer un direct malveillant. À mon réveil, on m'apprit que son père était prof de boxe.
Mieux vaut connaître son adversaire avant d'entamer la partie.
Le repas du soir était parfois le théâtre d'un jeu sérieux.
Mon père présentait avec enthousiasme la question à 100 francs : une énigme, un nom ou une date étaient soumis au tour de table. Chacun traînait sa réponse en attendant que le gagnant ne récolte une certaine considération.
Présentateur est un métier difficile.
Mes cousins me semblaient étranges.
L'un écoutait du cor de chasse dans sa chambre, l'autre affichait un poster du groupe Queen. L'un racontait la blague de Toto derrière l'église, l'autre conduisait le tracteur de son grand-père. Les uns jouaient dans la forêt, les autres se baignaient dans une rivière.
J'écoutais Enola Gay et montais sur le préau du lycée voisin.
Je portais son polo, son short et son bandeau en tissu-éponge.
Mes frères et soeur faisaient des échanges dans la cour, motivés par les retransmissions de Roland Garros. Je voulais participer, mais la différence d’âge me séparait d’eux autant que de Björn Borg.
J’ai saisi sa raquette en bois et l’ai brisée contre les marches du perron.
Je tenais à peine sur mes skis.
Cagoule piquante, lunettes intégrales, combinaison 1 pièce, silhouette tétraédrique, je glissais sur une piste autrichienne vers une victoire historique. Du moins, c'est ce que toute la famille m'a fait croire en célébrant Frédéric de France.
Arrivé bon dernier, j'attends toujours ma médaille.
Nous logions seuls dans l'appartement de ses grands-parents, à La Baule.
Une nuit, nous avons visité quelques caves avant de tomber sur une réserve de bouteilles de Champagne. La première vraie cuite de ma vie s'est soldée par un étalage de vomi sur une épaisse moquette crème.
Certaines limites sont faciles à atteindre.
Nous rejoignions mon père qui assistait à un congrès en Italie.
Fenêtre ouverte et chauffage à fond, ma mère conduisait une GS abîmée sous un déluge estival. Nous avons grelotté jusqu'au sortir du tunnel du Mont Blanc. À Rome, mes frères ont acheté une BD érotique. À Naples, j'ai déclaré une varicelle.
Les vacances me rendent malade.
Masque et tuba au fond du sac.
S'installer quelques semaines dans une hutte au bord d'une plage isolée avec une barrière de corail à portée de brasse. Manger, dormir, lire, dessiner et plonger. Nager des heures parmi les poissons et les coraux aux couleurs d'autant plus séduisantes qu'ils peuvent se révéler menaçants.
Revenir à la surface sous les cocotiers ou les monts désertiques du Sinaï.
De longues jambes en plastique flottaient dans la vitrine.
Ma tante tenait un magasin où les femmes distinguées accordaient leurs bas à leurs toilettes. Elle grimpait à une échelle pour atteindre les articles et reprisait les mailles délicates sur une machine à coudre à pédalier.
La porte et la caisse enregistreuse carillonnent encore.
Le rythme possède mon corps.
Le Spider ouvrait ses portes aux teenagers d’Exeter every sunday afternoon. Nous sirotions des sodas avec nos correspondants en attendant le prochain tube de Michael Jackson. Je ne sais quel démon m’a poussé à participer à ce concours de danse. Et surtout, à le gagner.
Mon corps possède le rythme.
Je passais les vacances près du sable mais pas trop.
L’escalier grinçait. La chambre du deuxième étage était entourée de combles. C’est là que j’ai passé le plus morne des étés. Le goût de rien. Surtout pas du soleil. Ni de la mer. Ma mère semblait préparer à manger sans cesse.
Elle venait de perdre son frère.
Chacun son rite de passage.
Outre les cours de caté, il y a eu la chorale et la retraite. Certains dimanches, mon père m'emmenait visiter une église et accessoirement, assister à la messe. Puis il y a eu la cérémonie, les photos en aube blanche, le repas de famille et enfin, les cadeaux de récompense.
Mais je n'ai toujours pas croisé Dieu.
Une pièce m'attendait sous l'oreiller.
Comment une souris pouvait-elle la transporter et la glisser sous ma tête à mon insu ? Le silence de ma mère confirma mes soupçons : la petite souris n'existe pas. Et le Père Noël... Comment peut-il descendre par les cheminées de millions d'enfants en une seule nuit ?
Aucune raison de garder la foi.
Le tour de La Digue est une aventure déshydratante.
Surtout à traîner des vélos à travers cette île sauvage. Mais la découverte de Grande Anse battue par les vents, la rencontre avec une roussette apprivoisée, l'accueil d'un habitant perdu et l'explosion d'un grain de grenade se méritent.
Une goutte de nectar en plein océan.
L'oeuvre de Maurice Leblanc tient en plusieurs tomes.
Mon père avait placé cette collection dans la bibliothèque de ma chambre. Cherchant une nouvelle cachette pour dissimuler cigarettes et autres trésors, j’ai creusé un volume sur quelques centaines de pages.
Et je n'ai jamais pu lire les aventures d'Arsène Lupin.
Le vendredi soir, nous pouvions regarder la télévision.
Installés dans la chambre, nous attendions la fin de Thalassa pour regarder Bernard Pivot. Mon père se délectait des bons mots de Jean D'Ormesson, je retiens les dérapages alcoolisés de Charles Bukowski.
Le talent malicieux face au génie subversif.
Le plus grand musée du coquillage.
Imitation construite sur une péniche posée dans un bac de béton à l'entrée de la presqu'île de Quiberon, le Galion abritait des sculptures incrustées dans des murs d'huitres. Une gondole, une bretonne en coiffe, Cendrillon dans son carrosse prenaient vie en moules, palourdes et coquillages tropicaux.
Le mauvais goût porté au rang de chef-d'oeuvre.
Mon arrière-grand-père portait melon et amenait ses fils jouer aux courses.
Je les imagine descendre de La Bouëxière en calèche. Je les entends parier sur un match de boxe, dans l'arrière-salle de Marie Cochet. Je les vois jouer leur vie sur une table de poker ou se réunir pour décider du mariage de mes parents.
Je n’ai jamais vu mon père jouer.
Une cuisine est un lieu dangereux.
Le tourniquet d'angle représentait une menace permanente mais surveillée. Je mettais les couverts avec application, je transmettais les conserves avec prudence. Une boîte pour chien grand format m'a pourtant entaillé le cuir chevelu.
Cette cicatrice s'ajoute aux crevasses qui sillonnent mon crâne.
Le jardin était encore en friche.
Un monticule dominait les broussailles et les massifs d’orties. L’armée que je dirigeais alors, paradait à mes pieds. Bientôt, les soldats se transformaient en musiciens et moi en chef d’orchestre, ma baguette invisible donnait le tempo.
À la fenêtre du bureau, mon frère et son copain me regardaient, hilares.
J'étais seul dans la voiture, sur le parking du funérarium.
Mon père rendait visite à son beau-frère, fauché dans un accident de la route. Le toit du bâtiment était recouvert de pyramides vitrées. Il est revenu après un temps indéfini pour s'installer calmement au volant.
Nous avons roulé sans un mot jusqu'à la maison.
À la maison, j'étais le maître des chats.
Blancs, noirs ou gris, ils ont occupé mon enfance de leur présence insaisissable. Leur ronronnement a bercé mes nuits. Ils m'ont appris la caresse, le jeu taquin et l'indépendance. Leur regard perçant et détaché s'accorde avec mon caractère déterminé et perplexe.
Les chats n'ont pas de maître.
Ma grand-mère était discrète et distinguée.
Sa mère lui avait transmis un bar-hôtel-restaurant, La Descente de Plélan. Une belle affaire à l'époque où les gens du pays laissaient leur attelage place de la Mission avant d'emprunter le tramway départemental.
Je n'arrive toujours pas à l'imaginer derrière un comptoir.
Le littoral de Saint-Briac est préservé par son golf.
Hors saison, ou la nuit, il offrait un vaste terrain de jeux interdits. Je le traversais pour aller à la plage, j'y ai dormi dans un bunker, j'ai dévalé ses pentes à vélo, j'ai lancé des frisbees par-delà les greens, mais je n'ai jamais fait un 18 trous.
J'aime ce paysage sans les golfeurs.
Je ne voulais pas aller en maternelle.
Ma mère avait cédé face à mes colères et me déposait chez ma grand-mère. J'aimais jouer seul. Marie essayait parfois de me conduire à l'école. Au retour, elle m'achetait un financier et, main dans la main, nous traversions le moulin Saint-Hélier qui est encore une minoterie.
Je sens encore la farine en suspension.
Une pêche miraculeuse, à mains nues.
Nous avions mouillé au nord des Ébihens, derrière les Haches. Débarqués sur la plage, nous sommes tombés sur un gisement de lançons. Par équipe de 2, l'un grattant le sable, l'autre les attrapant au vol, nous avions amassé le repas du soir.
Enfarinés, frits, puis citronnés, leurs têtes craquent sous la dent.
Le salon de mes grands-parents tournait autour du billard français.
Chaque dimanche, je retrouvais Félix autour d’une table. Il m’apprenait les effets et le jeu de bandes. Brésilien, la quarantaine, Il portait un costume trois pièces et vivait en couple avec un militaire.
J’ai cessé de le voir le jour où il m’a invité chez eux.
Mon père avait ramassé le fenouil au bord d'un champ.
À la poissonnerie du bourg de Saint-Briac, nous avions acheté un énorme bar. Ma mère l'avait farci de fenouil pendant que mon père attisait les braises de la cheminée. Le temps qu'il grille, l'odeur de poisson anisé avait empli toute la maison.
Un repas à l'ombre du soleil d'été.
Je rendais visite à ma grand-mère après mes balades en roller.
Et je commençais toujours par descendre à la cave. L'odeur de la chaudière au fioul faisait place à celle de la terre battue alors que je me rapprochais du cellier. Elle y entreposait sodas et jus dans des caisses d'avant-guerre.
Je remontais 250 ml de fraîcheur.
Je donnais des cours particuliers de Maths et de Physique.
Tous mes élèves comprenaient les notions, aucun ne réussissait les contrôles. Avec mon soutien, les problèmes trouvaient leur solution, mais face à la copie, ils étaient assaillis par le doute, sombraient dans des pièges grossiers et enchaînaient les fautes les plus triviales.
Quand l'émotion dépasse les équations.
La télévision jurait dans le décor lambrissé de la salle à manger.
Nous regardions religieusement le 20h. Et le silence régnait ce dimanche soir d'élection. Le visage de mon père se décomposait à mesure que l'image de l'élu se révélait. Mes frères et soeur exultaient tandis que mon père se retirait dans ses appartements.
Ma génération avait un nom.
L'appartement de Dinard était à l'origine une chambre d'hôtel.
La salle de bain faisait office de cuisine et les toilettes, de salle bain. La cuvette, le bidet et le lavabo donnaient une idée du luxe d'antan. La toilette au gant nous ramenait à des années qu'on disait folles.
Nous touchions à l'enfance de nos parents.
Le nom de la maison était accroché à un portail fatigué.
Une étroite allée de gravier menait à la propriété. La bâtisse était sobre. Il y faisait toujours froid et humide. Mais elle s'ouvrait sur un immense jardin où l'on respirait l'odeur de l'herbe fraîchement coupée.
Une maison secondaire est un luxe de liberté.
Je voulais garder mes petites roues.
Mon père m'a guidé sur l'allée de gravier de la Pelonnière. Ces graviers qui s'étaient si souvent incrustés dans les paumes de mes mains. On a essayé la pelouse, trop instable. On a essayé les contre-allées, trop étroites. Et toujours ces graviers. Il a pourtant réussi à me lâcher.
Et je continue de pédaler.
Le jour poignait dans la chambre du B&B au confort si britannique.
Nous cuvions paisiblement notre soirée à Edimbourg lorsqu'un craquement brisa le silence. Le temps de me retourner, je vis Romain rouler au sol pour éviter le morceau de plafond qui s'écrasait sur son oreiller et échapper à une mort si britannique.
Un nuage de plâtre enveloppait bientôt nos rires nerveux.
Le cours commençait par une revue de presse.
Le maître nous faisait réagir autant sur la Route du Rhum que sur la campagne présidentielle. Deux d'entre nous prolongeaient le débat dans la cour. Le fils d'ouvrier pour Marchais, le fils d'avocat pour Chirac.
Les stéréotypes se reproduisent, pas les idées.
La braderie du canal Saint-Martin a lieu chaque automne.
Je passais ainsi le mois de septembre à fouiller les caves et les greniers de la famille pour y dénicher quelques trésors. Vases hideux, vieux rabots, jouets désuets valaient plus par l'histoire qu'ils racontaient que par le profit que j'en tirais.
La valeur des choses sans valeur.
J'avais offert une cassette de vieilles chansons à ma grand-mère.
Sur le magnétophone de sa cuisine, Fréhel, Jean Sablon, Lucienne Boyer, Tino Rossi... nous transportaient dans un passé lustré à la brillantine. Mon père, les yeux humides, n'a pas supporté plus d'une chanson.
Remonter le temps pour toucher la corde sensible.
Le maître ouvrait le cahier de textes sur la liste des élèves.
Figés sur nos bancs, nous le regardions la parcourir du regard et du doigt, descendre, puis remonter avant d'arrêter son choix. Il relevait alors lentement la tête pour offrir un large sourire au malheureux élu.
Leçon apprise ou pas, la prise de parole reste une épreuve.
Ma mère taisait sa formation artistique.
Une tête de Bouddha en terre cuite, nichée dans les toilettes, témoignait de son ambition étouffée. Elle faisait écho à une fausse antiquité qui s'éclairait au sommet d'un meuble, chez mes grands-parents. Un coup de vent l'a réduite en miettes.
Son regard a plongé dans l'abîme avant de balayer les débris.
Accoudés au bar, on venait de rater le dernier bateau pour Belle-île.
Une amie nous a alors accueilli chez elle avec son furet blanc. Après une soirée festive, je me suis évanoui sur un matelas à terre. Mais mon réveil fut brutal lorsque l'animal commença à fouiner dans mon caleçon. Un réflexe l'envoya valdinguer contre le mur duquel il glissa jusqu'au sol.
On ne s'invite pas dans mon intimité.
Entre deux romans historiques, ma mère lisait des bouquins cochons.
En cachette, je survolais les aventures de Son Altesse Sérénissime à la recherche des passages salaces. Entre deux missions, le prince Malko Linge ne manquait pas une occasion de trousser une hôtesse de l'air dans des toilettes d'aéroports.
Sexe, violence et marque-pages.
Je préférais manger chez ma grand-mère plutôt qu'à la cantine.
Elle me servait parfois une sole meunière accompagnée de pommes de terre vapeur, assaisonnée de beurre, de persil et d'un filet de citron. D'autre fois, c'était une escalope de veau recouverte d'une fine tranche de lard et d'un coulis de tomate.
Je devinais le menu dans l’ascenseur.
Mon père courait les salles des ventes en quête d'antiquités.
La salle à manger exposait un tapis persan, un lustre en cristal, des scènes de chasse, des tableaux orientalistes, une horloge sans pendule, une commode et un buffet Louis XV. J'ai gravé des rosaces sur le dos du secrétaire assorti.
Je n'ai jamais réussi à les effacer.
Une salle d'attente toujours vide.
À croire que j'étais son ultime client. Pas patient pour 2 sous, je m'accrochais aux accoudoirs du fauteuil en entendant le choc des outils sur le plateau de métal. Le plaisir qu'il prenait à jouer de la roulette me terrorisait.
La douleur anticipée arrache des sourires crispés.
Suite à une chute en moto Minsk, je soignais un pied blessé à Hoi An.
Mes journées se déroulaient dans les restos du port, jambe en l'air, à lire et à dessiner. Et à manger. Des pho, des bun bo et parfois une fondue : un bouillon saturé d'épices, des morceaux de calmars, de poissons, des crevettes et des légumes disposés à plonger.
Chaque ingrédient apportant sa saveur et s'imprégnant des autres.